Abus de biens sociaux aggravé et entités étrangères : un risque majeur pour les holdings industrielles internationales
Abus de biens sociaux aggravé et entités étrangères : quels risques pour les holdings industrielles internationales et comment sécuriser vos flux transfrontaliers ?
FISCALITÉ INTERNATIONALEINTERNATIONALGOUVERNANCEDROIT FISCAL
Pour une holding industrielle active à l’international, l’abus de biens sociaux (ABS) ne présente pas seulement un risque pénal en France. Dès qu’une entité étrangère entre dans le schéma (filiale, société écran, compte bancaire offshore, fiducie…), l’infraction devient aggravée, les sanctions explosent, et les effets se propagent sur le terrain fiscal, bancaire, réputationnel et, souvent, des procédures collectives.
Cet article analyse les principaux enjeux pour les holdings industrielles françaises structurées avec des sociétés ou comptes à l’étranger (USA, Mexique, Allemagne, États à fiscalité privilégiée, Polynésie, etc.), à partir du cadre légal du Code de commerce et de la jurisprudence.
1. Rappel : qu’est-ce qu’un abus de biens sociaux aggravé avec entité étrangère ?
1.1. Le cœur du délit : usage contraire à l’intérêt social
Pour les SA et, par renvoi, les SAS, l’article L242-6 du Code de commerce réprime notamment le fait, pour les dirigeants, de faire des biens ou du crédit de la société un usage contraire à l’intérêt social, de mauvaise foi, à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle ils sont intéressés directement ou indirectement.
Pour les SARL, l’article L241-3 vise des faits identiques pour les gérants.
Dans une holding industrielle, cela recouvre par exemple :
avances de trésorerie à une société personnelle du dirigeant sans contrepartie réelle ;
facturations intra-groupe artificielles pour sortir de la marge taxable vers une structure étrangère non justifiée ;
prise en charge par la holding de dépenses personnelles du dirigeant ou de proches (résidence, bateau, chevaux, etc.) facturées via une société étrangère.
1.2. L’aggravation en présence d’une entité étrangère
La circonstance aggravante est celle où l’infraction est réalisée ou facilitée :
soit par des comptes ouverts ou des contrats souscrits auprès d’organismes établis à l’étranger,
soit par l’interposition de personnes physiques ou morales, fiducies ou institutions comparables établies à l’étranger.
Dans ce cas, la peine passe à 7 ans d’emprisonnement et 500 000 € d’amende, au lieu de 5 ans et 375 000 €.
Concrètement, cela vise exactement les montages de nombreuses holdings industrielles et sociétés disposant d'entités à l'étranger : même si le montage a d’abord été pensé pour optimiser la fiscalité internationale, si l’usage des biens sociaux est contraire à l’intérêt de la holding française ou de ses filiales, l’ABS aggravé est caractérisé
2. Compétence des juridictions françaises : quand une société étrangère devient française
2.1. La notion de siège réel : l’arrêt du 31 janvier 2007
La Cour de cassation a jugé que les dispositions de l’article L242-6 s’appliquent à des détournements commis au préjudice d’une société ayant son siège statutaire à l’étranger, lorsque :
son capital est majoritairement détenu par une société française ;
elle dispose d’un établissement en France immatriculé au RCS ;
son président réside à Paris ;
et les décisions d’octroi des avances frauduleuses ont été prises en France.
La Cour en déduit que le siège réel de la société est en France et qu’elle doit être considérée comme de nationalité française, donc soumise à la loi française et à l’ABS.
Pour les holdings industrielles qui pilotent depuis la France des sociétés étrangères (Luxembourg, Delaware, Mexique, Allemagne, Polynésie, etc.), cette jurisprudence est essentielle : le risque pénal français suit le centre de décision réel, pas l’adresse exotique du siège statutaire.
2.2. Conséquence pratique pour une holding industrielle
Exemple :
Holding FR (SAS) à Paris détient 95 % d’une société de droit mexicain, avec une usine et des comptes bancaires aux États-Unis.
Les décisions stratégiques sont prises par le dirigeant à Paris, les conventions intra-groupe sont négociées et signées en France, et la filiale américaine n’a aucune autonomie réelle.
Si cette filiale américaine est utilisée pour :
facturer artificiellement des « services » sans contrepartie à la holding française
avancer des fonds vers une société personnelle du dirigeant, via un compte suisse
alors les juridictions françaises peuvent se déclarer compétentes pour poursuivre un abus de biens sociaux aggravé, même si la société pivot est de droit étranger.
3. Abus de biens sociaux et blanchiment via sociétés étrangères
3.1. Le montage analysé par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence (12 mai 2021)
La Cour d’appel d’Aix-en-Provence a retenu la responsabilité du gérant d’une société française qui, via des sociétés de droit suisse et de Gibraltar, a apporté son concours à des opérations de placement, dissimulation ou conversion du produit direct ou indirect d’abus de confiance et de recels d’abus de confiance commis au préjudice de sociétés étrangères.
Même si la décision porte sur abus de confiance et blanchiment, la logique est la même lorsqu’il s’agit d’abus de biens sociaux aggravé :
la structure internationale ne protège pas ;
le blanchiment est poursuivi comme infraction autonome, en plus de l’ABS ;
la confiscation peut viser les biens situés à l’étranger.
3.2. Confiscation des biens et charge de la preuve
Lorsque les biens (immeubles, comptes, parts sociales, navires, etc.) ont été acquis grâce au produit de l’ABS et du blanchiment, la confiscation :
peut viser des actifs situés à l’étranger ;
peut viser des actifs au nom de tiers (société écran, trustee, membre de la famille).
Les tiers qui revendiquent la propriété de ces biens doivent démontrer leur bonne foi. En pratique, cette bonne foi est rarement admise quand le bénéficiaire effectif du montage est impliqué dans les faits.
Pour une holding industrielle, cela signifie qu’un schéma optimisant des flux transfrontaliers, mal documenté ou manifestement artificiel, peut aboutir à :
des condamnations pénales pour les dirigeants ;
la confiscation des actifs clés (immeubles industriels, titres de filiales, comptes étrangers) ;
un effet domino sur la continuité d’exploitation et les financements bancaires.
4. Opérations intra-groupe internationales : où commence l’abus de biens sociaux ?
L’exigence de contrepartie et d’équilibre (Cass. crim., 25 octobre 2017)
La Cour de cassation a précisé que :
le fait de faire indûment attribuer à une société dont le prévenu est gérant de fait des commissions ou rémunérations dues à d’autres sociétés dont il est gérant de droit constitue un abus de biens sociaux ;
pour échapper à l’article L241-3, 4°, les versements intra-groupe doivent :
être dictés par un intérêt économique, social ou financier commun, apprécié au regard d’une politique élaborée pour l’ensemble du groupe ;
ne pas être dépourvus de contrepartie ;
ne pas rompre l’équilibre entre les engagements respectifs des sociétés concernées.
Appliqué à une holding industrielle internationale :
un flux de management fees, redevances, refacturations logistiques ou services techniques entre France, Allemagne, Mexique, Polynésie, Taiwan etc.
sans justification économique sérieuse,
ou manifestement déséquilibré (prix déconnectés du marché, aucune prestation réelle, absence de documentation),
peut être requalifié en abus de biens sociaux aggravé, si une entité étrangère est utilisée pour loger la marge, détourner la trésorerie ou financer des dépenses personnelles.
5. Conséquences fiscales : abus de droit, restructurations et distributions déguisées
Montages de restructuration et réduction de capital (T. corr. Paris, 20 avril 2022)
Le Tribunal correctionnel de Paris a rappelé que :
la neutralisation des plus-values lors de restructurations (sursis d’imposition, apports, fusions) vise à faciliter les opérations de réorganisation économiques ;
en revanche, une réduction de capital non motivée par des pertes, qui permet de distribuer aux dirigeants les bénéfices mis en réserve, peut être requalifiée en abus de droit.
Combiné à un schéma international :
utilisation de filiales étrangères pour loger des plus-values ;
neutralisation des gains au titre de régimes de sursis ou d’exonération ;
puis réduction de capital et rapatriement « net d’impôt » au niveau du dirigeant ou d’une structure personnelle ;
Le risque est double :
Abus de droit fiscal (sanctions 80 %, intérêts de retard) ;
Abus de biens sociaux aggravé, si la structure internationale est utilisée pour détourner le produit des plus-values au profit personnel du dirigeant, au détriment de la société.
6. Confiscation, standards européens et droits fondamentaux
6.1. La logique de confiscation renforcée
La politique pénale et la jurisprudence vont dans le sens d’une confiscation large des produits de l’infraction, en particulier pour les infractions économiques et financières.
En matière de blanchiment et d’ABS aggravé, cette confiscation peut :
viser des actifs déterminés (immeubles, comptes, titres) ;
s’appuyer sur des mécanismes de coopération internationale (entraide judiciaire, gel transfrontalier) ;
toucher les personnes morales (holding, filiales) via la confiscation de tout ou partie de leur patrimoine en cas de condamnation pour blanchiment.
6.2. Le contrôle de proportionnalité par la CEDH (affaire G.I.E.M. c. Italie)
La Cour européenne des droits de l’homme rappelle que toute mesure de confiscation doit respecter le principe de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi, et ne pas faire peser sur l’intéressé une charge « excessive et exorbitante ».
Même si l’affaire G.I.E.M. ne porte pas sur l’ABS, elle encadre, de manière plus large, les pouvoirs de confiscation des États. Pour les groupes industriels :
les schémas de confiscation « automatique » peuvent être contestés sur le terrain de la proportionnalité ;
mais seulement si la documentation, la traçabilité des flux et la gouvernance ont été sérieusement travaillées.
7. Points de vigilance opérationnels pour les holdings industrielles internationales
7.1. Checklist interne (à adapter)
1. Gouvernance et décisions
Les décisions de financement intra-groupe (prêts, avances, cash-pooling) sont formalisées par écrit.
Le conseil / la direction documente l’intérêt social et l’intérêt de groupe.
Les conventions avec les sociétés liées (France, Allemagne, USA, Canada, Caraïbes, etc.) sont approuvées et archivées.
2. Flux transfrontaliers et prix de transfert
Chaque flux significatif (management fees, redevances, services techniques, logistique, R&D) a une contrepartie réelle.
Les valorisations sont cohérentes avec les principes de prix de transfert (OCDE).
Les sociétés écrans sans substance opérationnelle sont proscrites ou strictement limitées.
3. Comptes et structures étrangères
Tout compte ouvert à l’étranger est déclaré et intégré dans le dispositif de contrôle interne.
Il n’existe pas de structure étrangère « personnelle » du dirigeant utilisant les flux et la trésorerie du groupe.
Les flux à destination d’entités situées dans des juridictions à fiscalité privilégiée sont spécialement documentés.
4. Documentation probatoire
Les décisions stratégiques sont localisables (lieu des réunions, signataires, support électronique).
Les justifications sont conservées : contrats, factures, rapports, études, échanges.
Les risques d’ABS aggravé et de blanchiment sont intégrés dans la cartographie des risques.
8. À retenir : transformer le risque pénal en méthode de gouvernance
En synthèse :
L’abus de biens sociaux aggravé vise directement les montages impliquant des comptes ou structures à l’étranger.
La nationalité réelle et le centre de décision priment sur le siège statutaire : une société étrangère pilotée depuis la France peut être traitée comme française.
Les flux intra-groupe internationaux (management fees, redevances, financements) doivent reposer sur un intérêt commun, une contrepartie réelle et un équilibre des engagements.
Les montages de restructuration et de désengagement d’actionnaires passant par des entités étrangères peuvent être requalifiés en abus de droit fiscal ET en abus de biens sociaux aggravé.
La confiscation des biens – y compris à l’étranger – est un risque très concret, encadré mais renforcé, notamment dans les situations de blanchiment.
La meilleure défense reste une gouvernance structurée, une documentation robuste des flux transfrontaliers et une analyse anticipée des scénarios à risque.
FAQ – Abus de biens sociaux aggravé et entités étrangères
1. Une holding industrielle peut-elle être poursuivie en France pour des faits commis via une filiale étrangère ?
Oui, dès lors que le centre de décision réel du groupe est en France (dirigeant, établissement, décisions prises en France), la société étrangère peut être considérée comme de nationalité française, et les juridictions françaises peuvent appliquer les textes sur l’abus de biens sociaux aggravé.
2. Tous les flux intra-groupe internationaux sont-ils suspects au regard de l’abus de biens sociaux ?
Non. Les flux intra-groupe sont légitimes s’ils sont :
justifiés par un intérêt économique, social ou financier commun ;
proportionnés et documentés ;
accompagnés d’une contrepartie réelle (prestations, services, financement).
Le risque naît lorsque les flux servent principalement à sortir de la valeur au profit du dirigeant ou d’une structure personnelle, via une entité étrangère.
3. Quelle est la différence entre abus de biens sociaux aggravé et abus de droit fiscal ?
L’abus de droit fiscal vise l’utilisation de montages principalement inspirés par un objectif fiscal, contraire à l’intention du législateur. L’abus de biens sociaux vise l’usage des biens ou du crédit de la société contraire à l’intérêt social.
Un même montage international peut relever des deux : l’administration fiscale requalifie les opérations, et le parquet poursuit le dirigeant pour ABS aggravé.
4. Faut-il bannir toute structure étrangère pour éviter l’abus de biens sociaux aggravé ?
Non. Une structure étrangère (filiale industrielle réelle, centre logistique, société de distribution locale) est parfaitement légitime si :
elle a une substance économique ;
elle répond à un besoin opérationnel ;
ses flux avec la France sont cohérents et documentés.
Le risque apparaît lorsque la structure étrangère n’a qu’un rôle de vecteur de flux pour loger la marge et financer des avantages personnels.
5. Comment un dirigeant peut-il se protéger personnellement ?
En pratique :
en mettant en place une gouvernance claire (procès-verbaux, décisions, validations des conventions réglementées) ;
en exigeant des analyses juridiques et fiscales préalables pour tout schéma international atypique ;
en refusant les flux « non traçables » ou qui ne peuvent pas être défendus devant un juge ;
en organisant un audit régulier des flux transfrontaliers et de la documentation.
6. Les commissaires aux comptes et les banques peuvent-ils déclencher la machine pénale ?
Oui. Les commissaires aux comptes ont des obligations de révélation au procureur de la République pour certaines infractions. Les banques, via leurs dispositifs LCB-FT, peuvent effectuer des déclarations de soupçon. Ces signalements sont souvent à l’origine des enquêtes sur l’abus de biens sociaux aggravé et le blanchiment, en particulier lorsqu’il existe des flux récurrents vers des entités ou comptes étrangers atypiques.
Si vous dirigez une holding industrielle avec des filiales ou comptes à l’étranger (Allemagne, Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, ou autres) et que vous souhaitez :
sécuriser vos flux transfrontaliers,
vérifier quebos restructurations ou retraits d’actionnaires ne basculent pas dans l’abus de droit ou l’abus de biens sociaux aggravé,
ou anticiper les attentes d’un parquet, d’un commissaire aux comptes ou d’un contrôleur fiscal,
nous pouvons réaliser ensemble diagnostic international complet (structuration, flux intra-groupe, prix de transfert, risques pénaux et fiscaux associés) afin de vous aider à mettre en place une gouvernance et une documentation compatibles avec les exigences actuelles du droit international des affaires.
Cliquez ici pour prendre rendez-vous.
© 2025. All rights reserved.
Legal Growth
SELASU immatriculée au RCS de Lille sous le numéro 932886898
présidée par Eve Leclercq, avocate inscrite au Barreau de Lille
